Un
siècle de broderies et de dentelles
Avant
la première guerre mondiale 1880 - 1914
"Jusqu'à ce jour il n'existait aucune publication contenant un recueil complet des ouvrages connus sous le nom de travaux à l'aiguille ou d'ouvrages de dames. Désireuse de combler cette lacune, nous nous sommes décidée à combler cette lacune..."
Thérèse de Dillmont annonce ainsi sa fameuse Encyclopédie - qui fait référence
aujourd'hui encore - et qui sera éditée et rééditée
en français, anglais allemand et italien, jusqu'à atteindre deux millions d'exemplaires, avec le soutien
de la manufacture de Mulhouse Dollfus Mieg et Cie, fabricants de
fils... (Notez en passant sa tournure de phrase un peu pompeuse "nous" suivi du singulier : elle parle d'elle-même à la première personne du pluriel).
Vers la même époque, le Petit Echo de la Mode
voit le jour en Bretagne, à Chatelaudren, à l'initiative
de la famille châtelaine du lieu, et commence à distribuer
ses revues de patrons à la mode de bon ton, de modèles
et de bons conseils : une entreprise certes financière, mais
aussi toute imprégnée d'un certain paternalisme; en
effet, une femme bien occupée chez elle, bien conseillée,
se comportera en bonne épouse et mère, plutôt
que de tromper l'ennui... on n'ose imaginer comment!
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L'Encyclopédie
des Ouvrages de Dames, de Thérèse de Dillmont, présentée
devant des ouvrages de Broderie Blanche début de siècle.
Dans le fond un exemplaire ouvert du Journal des Brodeuses, 1911.
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Ici
de la Broderie Hardanger sur un mouchoir très raffiné
de linon fin bordé de dentelle, un tout petit napperon losange
qui était sans doute un exercice d'apprentissage. La bande
de dentelle crochetée date des environs de 1870. Au premier
plan l'Encyclopédie des Ouvrages de dames, à côté
et à l'arrière plan des exemplaires de la Broderie
Blanche, le journal des lingères, d'avant 1910
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Deuxième moitié du XIX°, en
Angleterre, l'autoritaire et pudibonde Victoria impose de cacher le
moindre attrait physique féminin sous mille et un jupons, châle
ou bouillonné, que les femmes égayent avec broderies
et dentelles en guise de loisirs un tant soit peu folichons... En France, bien que plus décolletée,
on n'est pas avare non plus de fanfreluches élégantes,
et d'autre part les petites mains, main d'oeuvre économique,
abondent... pourquoi donc se priver de broderies et de dentelles!
Quoique voilà une activité que les belles dames ne rejettent
pas forcément pour elles-mêmes, et elles se mettent volontiers
à un bel ouvrage qui leur occupe les mains et l'esprit en toute
élégance, tandis que les "petites gens" se
livrent, tout au long du jour et payées à la pièce
ou au centimètre, travaillant en groupe dans des "ouvroirs"
à la fabrication lente et minutieuse de fines dentelles et
de broderies délicates qui seront du plus bel effet sur les
atours de ces dames. |
Il
est de bon ton d'avoir son linge brodé, le fameux trousseau
que toute mariée bien née se doit d'apporter en dot
: draps épais, serviettes, chemises, linge de table... tellement
plus prestigieux lorsque c'est brodé finement! La Broderie
Blanche est très en vogue : c'est la borderie réservée
au linge de maison, linge de lit et linge de table, Thérèse
fait une distinction subtile entre la broderie "sur blanc",
c'est à dire sur du linge blanc et de la broderie "de
blanc" c'est à dire avec un fil blanc. Assez facile à
réaliser, elle demande néanmoins de la délicatesse
dans la réalisation : initiales et fleurs s'entrelacent avec
délices avec différents points, comme le plumetis, le
point de noeud, le point de feston... |

Entre
deux-guerres, la grande vogue de la Broderie Richelieu sur une taie
d'oreiller au motif papillons , cordonnet fin et fil de soie pour
une mariée très 1930... |

Entre-deux
guerres, le crochet connait aussi sa grande période avec
moult réalisations de dentelles crochetées: dessus
de cheminée, rideaux, napperons, cols et châles,
etc... tout est bon pour montrer son habileté! Un assortiment
de crochets d'ivoire, et leur étui de buis, présentés
sur le revue "Crochet d'Art"
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D'ailleurs,
dès l'école, on apprend à broder : autour de
ses 7 ans, chaque petite fille a son marquoir, un bout de tissu sur
lequel elle va apprendre à tracer -souvent de fil rouge- les
lettres de l'alphabet et les chiffres de 0 à 9, puis signé
de son nom et parfois orné en plus d'un dessin personnel, afin,
plus tard, d'être en mesure de marquer son linge de famille
: elle se fabrique donc un modèle, qui pourra lui servir sa
vie entière, si elle n'a pas assez d'imagination plus tard
pour se créer elle-même de nouveaux modèles...
Aujourd'hui, ces marquoirs rescapés de greniers se vendent
fort cher chez des brocanteurs.. On en trouve même assez facilement
des reproductions "pour faire comme si c'était d'époque". |
Entre-deux
guerres 1920 - 1939
Après
la 1° guerre, les goûts se simplifient : moins de fioritures
sur des vêtements plus confortables, et broderies et dentelles
plutôt réservées au tenues de soirée,
ou à la décoration de la maison... Les magazines féminins
battent leur plein, il y a beau temps que le Petit Echo de la Mode
s'est installé à Paris, laissant en Bretagne une imprimerie,
et financièrement à la portée de toutes, avec
un petit rédactionnel et beaucoup de publicité, offrant
à la vente à des prix abordables des patrons à
la mode et les commentaires avisés de la baronne de Clessy
sur la manière de porter le bibi en vogue...
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Pour
broder, on se tourne plutôt vers la décoration de la
maison : Mon Ouvrage fait référence en matière
de décoration à l'aiguille et de conseils pour un
intérieur moderne... C'est l'époque des bandes d'étagères
aux motifs cocasses et au point de tige.
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Bien
finie, la Broderie "de" blanc : désormais on brode
en couleurs, peu importe la cohérence des coloris avec le
sujet, ce qui compte c'est la gaieté!Ici un motif de bateau
sur une mer houleuse et de grandes mouettes, repris deux fois d'après
un modèle du Petit Echo de la Mode, et une rose capiteuse...
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Mon
Ouvrage, mensuel, présente moults modèles de napperons,
de rideaux au crochet, de bordures de cheminées en dentelle
crochetée : si a gardé les points de la broderie blanche,
désormais elle se fait plutôt en couleurs et la gamme
des sujets s'est élargie : tout est bon désormais
pour broder ou crocheter, paysages, animaux, paniers de fleurs ou
de fruits, scènes de la vie courante... Le point de Richelieu
connait une vague de vogue : c'est un petit point de feston, qui
permet de former des dessins, et dont on évide l'intérieur
avec des peetits ciseaux pointus. En revanche, la dentelle se replie
sur quelques contrées spécialistes, donnant de l'ouvrage
à des "petites gens", quand ils ne sont pas occupés
aux travaux des champs...
La
Seconde Guerre vient couper net toutes ces frivolités : la
situation est dramatique, on remise broderies et crochet-dentelles
pour se consacrer à l'utile tricot qui retrouve une place
prépondérante.
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Après
la deuxième guerre mondiale 1950 -1970
La
guerre finie, l'industrie nouvelle prend son essor, le pouvoir d'achat
est en hausse et la société de consommation en marche.
C'est le temps de Nescafé, de Gibbs, Frigidaire et Hoovermatic,
de la Dauphine et du Formica. La française moyenne, désormais
chouchoutée dans son pavillon de banlieue acheté à
crédit, occupe son temps libre d'après midi à
des activités de femme d'intérieur : voilà
le renouveau de la broderie! Avec la facilité : plutôt
la vogue des canevas, aux motifs déjà peints sur une
toile spéciale qu'il suffit de remplir de fil selon au demi
point : on en fait de grands tableaux, souvent, des dessus de coussins,
parfois des fauteuils, de la broderie vestimentaire, jamais! C'est
bien trop épais... Pour les vêtements, on se contente
de motifs légers au point de tige, pour des décorations
enfantines, ou de fleurettes au plumetis sur des chemisers féminins.
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Les
femmes d'intérieur nouvelle générations occupent
leurs loisirs à broder "facile" : canevas, point
de tige. Les travaux d'aiguilles sont de moins en moins "obligés"
dans un intérieur, mais tendent à devenir une occupation
de loisirs, sauf la couture bien sur, car il faut encore s'habiller
à peu de frais et le prêt à porter abordable
ne sera tout à fait prêt qu'au milieu des années
60 ...
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Mon
Ouvrage montre bien sur ses couvertures les jolies femmes d'intérieur
de l'époque : permanentées, maquillées comme
des stars de cinéma, rimmel et dents éclatantes...
Ces 3 numéros sont de 1956 et 1957. A l'arrière-plan
des broderies de l'époque, sur une toile épaisse et
colorée un bouquet de fleur brodées dans un fil cordonnet
assez épais : on est bien loins de la finesse de la Broderie
Blanche! A droite, un feuille brodée destinée à
servir de sous-verre, pour éviter de laisser un rond d'apéro
collant sur la table en acajou verni...
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La
broderie anglaise est très à la mode aussi : facile,
il n'y a rien à faire qu'acheter le tissu déjà
tout brodé... La broderie se perd-elle? On commence à
la trouver une allure de sport de grand mère... Les femmes
s'émancipent, vont travailler, quelques unes encore privilégiées
par la vie s'épanouissent en brodant des napperons et des chemins
de table, terme nouveau, on redécouvre des motifs folkloriques,
des géométries au point de croix, des smocks et nids
d'abeilles; on tente de nouveaux supports, raphia, toile de jute,
et la méthode de l'appliqué pour des motifs modernes...
Ce n'est plus vraiment de la broderie! Un peu à la fois, les
travaux d'aiguilles familiaux, indispensables un siècle auparavant,
sont tombés en désuétude, et n'existent plus
que pour le bon plaisir des mamies... |
Côté
sujets, les sempiternels fruits, fleurs, et abécédaires
ne trouvent pas de successeurs, et même du côté
des revues spécialisées on garde un cachet vieillot
: ci-dessous, deux exemplaires du "Journal des brodeuses"
de 1964, guère de changement de look depuis les années
1910... tout au plus une partie est imprimée en couleurs!
... 1968
et la vague Baba Cool amèneront d'autres idées de
création textile, mais qui se porteront plutôt sur
le tricot et la couture "nature" que sur les raffinements
brodés et dentelliers : matériaux bruts, coloris naturels,
formes vastes et simplifiées... Toutefois, certains artistes
de ces commmunautés regardent d'un oeil neuf les motifs ethniques
indiens et africains... mais la vague hippie aura une trop courte
durée de vie pour véritablement mettre en valeur ces
créations
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...
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Ci-dessus des modèles de :
- Mariatérésa Capo Berti, italienne, peintre et créatrice de point de croix : "ABC Pralormo"
- Danielle Gouriou Curie, française, créatrice de point de croix, modèle d'après une aquarelle de Charles Cambier :"Promenade"
- Brigitte Galaup, française, dessinatrice et créatrice de point de croix :" L'habitation Lagrange".
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1990
Que
se passe-t-il? La broderie revient à la mode! Cocooning
oblige, la famille retrouve ses valeurs traditionnelles et les femmes
se remettent aux travaux d'aiguilles... Mais attention! S'il n'est plus question
d'utilitaire cette fois, c'est en tout cas très utile contre
le stress! Et pas trop difficile ... Le "produit" idéal, d'une
facilité à toute épreuve pour un résultat
garanti : le point compté! Tout motif peut se transformer
en point compté, si bien qu'on voit de tout, détournements
de dessins animés, scènes tendres et drôles,
bouquets de fleurs (encore), abécédaires (toujours...),
animaux. Peintres et dessinateurs, conscients de ce créneau
nouveau, affluent et les modèles abondent... Le point de
croix de l'an 2000 n'a plus grand chose à voir avec la broderie
de 1860... quoique... qu'en penserait notre Thérèse?
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Pour voir d'autres créations contemporaines :
la Boutique des Créatrices
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Sujet
et rédaction : Armelle Vancaeyzeele pour NetMadame
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